Ambrose Bierce
Ambrose Bierce
La presse est souvent considérée comme le garant de la moralité publique. Pour quelle raison? Pour la raison qu’ elle papote de manière vague et générale à propos de la corruption officielle et proteste faiblement contre la malhonnêté privée.
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Les journaux de cet Etat, comme la plupart des journaux partout ailleurs, témoignent d’une flagornerie toujours en éveil, … Il n’y a pas d’ignorance populaire trop profonde et obscure, de vanité ou de préjugé vulgaires trop déplaisants, de vice régional trop abject qu’ils ne caressent dans le sens du poil.
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Le journaliste local moyen sait fort bien que, même si ses lecteurs ne sont pas indignés par son concert de louanges, si mauvais soit-il, ils ne supporteront pas que des ânes leur fassent la morale. Il écrit mal, mais il fait amende honorable en évitant les sujets interdits aux mauvais écrivains. Il a constaté que le grognement du lion est plus intéressant que le sifflement d’une oie. Il ne peut grogner, il ne siffle point, alors il caquette tout en voulant faire croire au public qu’il a pondu un oeuf.
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La presse locale recherche un écrivain qui puisse être satirique sans offenser, spirituel sans rien dire d’exceptionnel et savant sans dépasser l’entendement de l’ignorant. Il ne doit pas avoir de préjugés, mais doit scrupuleusement respecter tous les préjugés d’autrui. Il ne doit pas aborder un sujet sur lequel deux hommes ne sont pas d’accord et ne pas ridiculiser un homme qui n’est pas emballé par le ridicule. S’il a du style, l’illetré le trouvera obscur; ses idées choqueront l’esprit superficiel. Dans les limites d’un profond respect pour l’ordre établi, il pourra se montrer aussi sarcastique qu’il le veut, sans jamais oublier qu’il vit dans un monde d’imbéciles, de courtisanes et de brigands qui n’apprécient guère qu’on leur règle leur compte à coups d’articles tranchants.
Ambrose Bierce, Mauvaises pensées, le cherche midi, 2003.